Nous nous intéresserons uniquement à l’épidémiologie de la rage des mammifères terrestres, et n’aborderons pas celle de la rage des chiroptères.

Epidémiologie descriptive

On distingue la rage canine et la rage des animaux sauvages :

La rage canine ou « citadine »

Elle atteint le plus souvent des chiens, en particulier des chiens errants, et plus rarement le chat ou d’autres animaux domestiques. On rencontre cette rage canine essentiellement en Afrique et en Asie, où elle sévit de manière enzootique, mais aussi en Amérique du Sud et dans quelques rares pays d’Europe, comme la Turquie. Le chien enragé pouvant parcourir jusqu’à cent kilomètres, la maladie est généralement disséminée dans un pays et a la plupart du temps une faible densité.

La rage des animaux sauvages

La rage peut infecter de nombreuses espèces sauvages qui vont assurer sa transmission, même s’il s’agit le plus souvent de carnivores. L’espèce jouant un rôle prépondérant varie selon le pays, et fera également varier les caractéristiques épidémiologiques. On peut citer le renard roux (Vulpes vulpes) pour l’Europe occidentale et centrale, le renard polaire (Alopex lagopus) pour le Groenland, la mouffette pour les Etats-Unis et le Canada, le loup pour quelques régions d’Iran…

En France, entre 1968 et 1998, sévissait la rage vulpine, infectant dans 80% des cas le renard roux, qui contaminait à son tour les animaux domestiques (bovins principalement, petits ruminants, chats, chiens…). La rage vulpine a connu dans notre pays des fluctuations saisonnières (ex : augmentation de l’incidence de la rage du renard au cours du premier trimestre, de celle de la rage bovine pendant le dernier trimestre) et pluriannuelles. Sa progression s’est faite de manière lente mais régulière vers l’ouest, le sud-ouest et le sud jusqu’en 1988, puis elle s’est stabilisée autour d’une position moyenne, avant de reculer et de disparaître grâce à la vaccination antirabique du renard : en 1997, la France ne compte plus qu’un seul cas de rage vulpine ; la situation s’est donc nettement améliorée, mais les frontières françaises sont encore menacées, avec 32 cas en Sarre, 1 cas au Luxembourg, et 8 cas en Belgique. En décembre 1998 est constaté le dernier cas de rage vulpine en Moselle, tandis que la situation aux frontières connaît elle aussi une amélioration. Il faudra attendre 2 ans avant que la France soit officiellement déclarée indemne de rage vulpine, le 30 avril 2001, les 5 derniers départements encore atteints (Ardennes, Moselle, Meurthe-et-Moselle, Meuse et Bas-Rhin) n’ayant pas connu de cas depuis 1998. La rage des chiroptères est quant à elle encore présente sur le territoire français, et fait l’objet d’une surveillance étroite : on a recensé 2 cas en 1997, 1 cas en 1998, 4 cas en 1999, 4 cas en 2000, 4 cas en 2001 et 2 cas en 2002.

Pour ce qui est de la situation en Europe, on dénombre au total 8 657 cas en 2001 : 6 131 cas chez des animaux sauvages, dont 5 045 renards (82%), 2 514 cas chez des animaux domestiques, et 12 cas humains. Les cas de rage sont dus en grande majorité au virus vulpin, mais la rage des chiroptères est présente un peu partout en Europe, sous forme de cas sporadiques ; la rage canine n’est plus observée qu’en Turquie. De janvier à septembre 2002, on compte 6 547 cas, contre 6 457 durant la même période en 2001, avec 3 881 cas chez des animaux sauvages (4 770 de janvier à septembre 2001), dont 3 098 renards, soit 80% (3 979 de janvier à septembre 2001, soit 83%), 2 664 cas chez des animaux domestiques (1 677 de janvier à septembre 2001) et 2 cas humains (14 de janvier à septembre 2001). La situation s’est donc globalement stabilisée, avec des variations importantes selon les pays : dans de nombreux pays d’Europe de l’Est, le nombre de cas continue à augmenter, et atteint un chiffre très élevé dans des pays comme la Bulgarie, la Pologne, la Roumanie ou la Russie. Les pays de l’Union Européenne voient quant à eux le nombre de cas s’effondrer grâce à la vaccination par voie orale des renards. En septembre 2002, 11 pays européens sont indemnes de rage : Belgique, Chypre, Finlande, Grèce, Islande, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Portugal et Suède. La France ne fait pas partie de ces pays, car elle continue à présenter des cas de rage des chiroptères.

Epidémiologie analytique

Sources virulentes

Les principales sources de virus rabique sont les animaux malades (source essentielle) et les animaux excréteurs présymptomatiques, ces derniers étant les plus dangereux : en effet, l’excrétion du virus dans la salive débute de quelques heures à 8 jours avant l’apparition des premiers symptômes, ce qui permet une contamination insidieuse par un animal apparemment en bonne santé. On peut également citer le rôle anecdotique des porteurs sains paradoxaux et des porteurs chroniques guéris, qui est quasiment nul.

Les matières virulentes sont de plusieurs types : le site essentiel de réplication étant le système nerveux central, tout le névraxe est virulent, surtout les zones d’élection telles que la corne d’Ammon, le cervelet, le bulbe, la moelle épinière… De même, tous les organes richement innervés, comme les glandes salivaires, les surrénales, la graisse brune interscapulaire des rongeurs, sont virulents. Le lait présente une virulence très inconstante, et le sang une virulence quasiment nulle : on a pu mettre en évidence une virémie précoce dans de très rares cas, et avec un titre très faible.

Mais ces matières virulentes n’ont pas du tout la même « efficacité » épidémiologique. Celle-ci dépend de :

– leur pouvoir de diffusion : pour pouvoir être à l’origine d’une contamination, les matières virulentes doivent pouvoir être diffusées dans le milieu extérieur ; le système nerveux central et les différents organes infectés, même très virulents, ne permettent pas la diffusion du virus dans le milieu extérieur, et ne seront à l’origine d’une contamination que dans des cas bien précis (transmission in utero, manipulation de carcasses d’animaux abattus au cours de la phase clinique de la maladie…). En revanche, la salive joue un rôle majeur dans la transmission de la maladie, du fait de son émission possible vers l’extérieur et de la fréquence de sa virulence : en Europe, 90 à 100% des renards reconnus enragés ont des glandes salivaires infectées, et peuvent donc transmettre le virus au cours d’une morsure.

– leur niveau de virulence : la salive a un niveau de virulence très élevé ; ainsi, on considère que les glandes salivaires d’un renard enragé seraient assez virulentes pour infecter plus de 60 millions de renards ! Le titre de virus dans la salive augmente au fur et à mesure qu’on se rapproche du moment d’apparition des symptômes.

– leur durée d’émission : plus ces matières virulentes sont émises durant une longue période, et plus elles ont de « chances » d’infecter un autre animal. Comme nous l’avons déjà vu, des animaux en période d’incubation, et donc apparemment sains, peuvent excréter le virus rabique dans la salive plusieurs jours avant l’apparition des symptômes. Chez le chien, le virus apparaît dans la salive dans 80% des cas quelques heures à 3 jours avant les premiers symptômes, dans 15% des cas 4 à 5 jours avant les premiers symptômes, et dans 5% des cas 5 à 8 jours avant les premiers symptômes. Exceptionnellement, le virus rabique a été retrouvé encore plus tôt dans la salive, ce qui a été à l’origine de la mise en place en France du délai de 15 jours de mise sous surveillance de tout animal domestique mordeur, apparemment sain, avec un contrôle aussitôt après la morsure puis 7 et 15 jours après. Pour les animaux sauvages, ce délai a été porté à 30 jours, le délai de portage asymptomatique allant jusqu’à 29 jours. La probabilité de trouver du virus rabique dans la salive d’un animal en fin d’incubation augmente au fur et à mesure que l’on se rapproche du moment d’apparition des symptômes.

– la résistance de l’agent infectieux dans ces produits : le virus rabique est fragile, sensible à la lumière, la chaleur, l’oxygène de l’air, la dessiccation… La salive d’un animal enragé souillant différents substrats reste donc très peu de temps virulente dans le milieu extérieur. Par contre, en milieu protéique, le virus résiste bien, et la transmission peut donc se faire par consommation des organes du cadavre d’un animal mort de rage.

Facteurs de réceptivité

La réceptivité dépend de :

– facteurs intrinsèques :
La réceptivité est variable selon l’espèce animale et selon la souche de virus. Ainsi, le renard est très sensible à la souche vulpine du virus rabique, contrairement aux animaux domestiques qui, dans les mêmes conditions, seraient 104 à 106 fois plus résistants à cette même souche. Inversement, le renard est beaucoup moins sensible à la souche canine que le chien.

L’âge est également un facteur important : les jeunes sont plus sensibles et développent souvent une maladie de courte durée après un temps d’incubation limité ; cette caractéristique a été mise à profit dans le diagnostic effectué grâce à l’inoculation au souriceau.

Le sexe peut avoir une influence indirecte : le chien ou le renard mâle, plus combatif que la femelle, est aussi plus exposé aux contaminations ; les modifications hormonales engendrées par la gestation ou la lactation peuvent jouer un rôle déclencheur des symptômes chez une femelle dont l’infection était antérieurement latente.
Enfin, chaque individu a une sensibilité différente, et au sein d’une même espèce, quelques rares individus peuvent résister à une inoculation virulente qui aurait tué la majorité des autres individus.

– facteurs extrinsèques :
L’expression clinique des symptômes semble être déclenchée ou favorisée par divers facteurs d’agression : ainsi, les souris inoculées et obligées à être en mouvement ont plus de risque de déclencher la maladie que les mêmes souris laissées au repos.

Modalités de contamination et voies de pénétration

La transmission de la rage s’effectue majoritairement par voie directe. On distingue différents modes de contamination :

– morsure, griffade : c’est le mode habituel de transmission de la rage ; l’ « efficacité » de la morsure dépend de la souche virale inoculée et de l’espèce contaminée, mais aussi de la charge virulente (existence d’une dose minimale infectieuse en-deçà de laquelle l’organisme peut surmonter l’infection), de l’animal mordeur (le chat inflige une morsure plus profonde que le chien, et donc plus contaminante), et de la région mordue (les morsures sont plus dangereuses en régions fortement innervées, comme les mains, ou proches des centres nerveux, comme la tête et le cou).

– contact avec la peau ou avec une muqueuse : la peau et les muqueuses constituent normalement une barrière infranchissable par le virus rabique, mais la moindre lésion peut suffire à la pénétration du virus. Ce type de contamination se fait généralement par léchage.

– blessure par un objet souillé : ce type de contamination survient très rarement, étant donné la fragilité du virus dans le milieu extérieur ; pour qu’il y ait contamination, il faut que les matières virulentes aient été déposées peu de temps auparavant.

– inhalation : on a rapporté des cas de contamination après contact avec un aérosol virulent ; ce phénomène existe notamment chez les chiroptères insectivores.

– ingestion : ce mode de transmission est limité, et concerne l’ingestion du cadavre d’un animal enragé. Les renards sont particulièrement sensibles à ce mode de contamination, ce qui a été mis à profit dans la vaccination par voie orale.

– transmission in utero : elle a été décrite chez le chien, le lapin, le cobaye et la souris. Elle survient d’autant plus fréquemment que le temps entre la mise-bas et les premiers symptômes chez la mère est court.

Epidémiologie synthétique

L’épidémiologie de la rage est conditionnée par la biologie de l’espèce vectrice : la transmission étant principalement directe par morsure, la fréquence de la maladie sera d’autant plus importante que les contacts entre animaux et les morsures seront nombreux.

Rage citadine
Dans la plupart des pays, elle due aux chiens errants ; nous avons déjà vu que la rage canine avait un caractère très dispersé, les chiens enragés parcourant souvent de très longues distances. L’incidence de la rage connaît des pics saisonniers correspondant aux chaleurs des femelles, favorables aux rencontres entre animaux et aux combats entre mâles.

Rage des animaux sauvages
En ce qui concerne la rage vulpine en Europe, le renard joue un rôle fondamental dans la transmission du virus rabique : pour que celle-ci s’effectue, il faut qu’il y ait contact entre un renard excréteur et un renard sain, puis morsure. La répartition spatio-temporelle de la rage vulpine est donc directement liée à la densité de population du renard et aux facteurs qui influent sur son comportement. Les animaux domestiques ont un rôle tout à fait accessoire dans l’évolution de la rage vulpine et le maintien de l’enzootie, même s’ils ont un rôle capital dans la contamination humaine. On peut représenter l’épidémiologie de la rage par un cycle fondamental de circulation du virus au sein de l’espèce vulpine, auquel on peut relier la contamination des autres espèces, considérée comme un épiphénomène.

L’évolution dans le temps est caractérisée par :
– des fluctuations saisonnières : deux périodes sont favorables aux contacts entre renards, le rut, entre décembre et février, suscitant une compétition et donc des contacts étroits entre individus, et l’automne, période à laquelle les renardeaux quittent leur domaine de naissance pour chercher un nouveau domaine vital : à cette occasion ont lieu des rencontres et des combats avec des adultes territorialisés. Ces deux périodes correspondent aux pics de l’incidence de la rage vulpine. De même, chez les bovins, les périodes de mise à l’herbe sont plus favorables à la contamination par morsure d’un animal sauvage.
– des fluctuations pluriannuelles : lorsque la rage atteint une région, le nombre de renards enragés augmente régulièrement jusqu’à un seuil de 50 à 75% de la population contaminée ; la région est alors décimée, et la raréfaction des renards entraîne une diminution importante de l’incidence de la rage. Une deuxième vague d’enzootie vulpine ne pourra se développer que lorsque la population de renards sera reconstituée, soit au bout de 2 à 4 ans.

L’évolution dans l’espace est étroitement liée au mode de vie du renard : lorsqu’il est enragé, cet animal sédentaire va contaminer la plupart du temps les renards des domaines entourant le sien. Le virus progresse donc régulièrement à faible distance, de domaine vital en domaine vital. En une année, on estime qu’il connaît une avancée de 25 à 50 kilomètres. En zone d’enzootie, l’incidence de la rage est proportionnelle à la densité de population vulpine, mais dépend aussi de facteurs sociaux et comportementaux, qui varient selon les régions.

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